Felipe Michelini:dans une tribune au « Monde »

« La lutte contre l’impunité et

en faveur de la protection des

victimes n’est possible qu’au

sein d’un monde multilatéral »

Felipe Michelini

Président du conseil de direction du Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale

Felipe Michelini, président du Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale, dénonce, dans une tribune au « Monde », l’actuelle hostilité des Etats-Unis envers cette juridiction créée en 1998.

Publié le 30 mai 2019

« M. Bolton n’a pas tardé à menacer directement les juges et procureurs de la Cour de représailles judiciaires et financières » (Le chef du Conseil national de sécurité, John Bolton, à New London, le 22 mai). Jessica Hill / AP

La décision des Etats-Unis, annoncée le 15 mars par le secrétaire d’Etat Mike Pompeo, de refuser tout visa au personnel de la Cour pénale internationale (CPI) chargé d’enquêter sur des militaires américains, concrétise les menaces proférées en 2018 par le conseiller à la sécurité nationale, John R. Bolton.

Dès sa nomination en avril 2018 par Donald Trump à ce poste de conseiller à la sécurité, M. Bolton a en effet confirmé les pires craintes quant aux relations que le gouvernement américain entendait entretenir avec la CPI. Il n’a pas tardé à menacer directement les juges et procureurs de la Cour de représailles judiciaires et financières. Il n’a pas hésité à qualifier la Cour d’« illégitime » et de « dangereuse ». Cette attitude trahit un extrémisme qui ne saurait souffrir que la communauté internationale dispose d’un système judiciaire qui fasse répondre personnellement de leurs actes les auteurs de crimes graves au regard du droit international.

Rien de surprenant de la part de M. Bolton. Rappelons qu’au début du siècle, déjà, lorsqu’il représentait son pays auprès de l’ONU, sous la présidence de George W. Bush, M. Bolton avait mené la charge pour tenter de mettre à mal l’intégrité de la CPI et d’en affaiblir le caractère universel. Une dizaine d’années plus tard, en ces temps de remise en question croissante du multilatéralisme, sa croisade risque de trouver un terrain plus propice qu’auparavant. Il règne aujourd’hui un tout autre esprit qu’à la fin du XXsiècle, où la communauté internationale entendait poser des jalons pour bien signifier que c’était à elle qu’il revenait de trancher dans les affaires qui la concernaient tout entière.

Prévention, enquêtes, aide

L’un de ces jalons fut la création, à l’été 1998, de la CPI pour combattre l’impunité des crimes les plus graves qui puissent attenter à la dignité humaine : crimes contre l’humanité, génocide, crimes de guerre et, depuis 2017, le « crime d’agression » d’un pays contre un autre.

La convention établissait trois fonctions bien définies : la prévention ; les enquêtes sur les crimes commis et le jugement des auteurs présumés, lorsque les Etats n’ont pas la volonté ou sont dans l’incapacité de le faire (principe de complémentarité) ; et l’aide aux victimes. Cette dernière passe par le Fonds au profit des victimes, dont le premier conseil de direction a eu l’honneur d’être présidé par Simone Veil.

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Ce fonds est chargé d’un double mandat, de réparation et d’assistance. Le premier vise à garantir que les indemnités accordées à titre de réparation soient effectivement versées aux victimes, même dans le cas où la personne condamnée, qui doit répondre sur son patrimoine du préjudice causé, est déclarée indigente. Le mandat d’assistance consiste, quant à lui, à aider les victimes dans les situations traitées par la Cour, sans attendre ni le début ni la fin de la procédure pour leur fournir, ainsi qu’à leur famille, un appui physique, psychologique et matériel.

Jusqu’à présent, dans le cadre de ces deux mandats, le fonds a aidé plus de 400 000 victimes, directes ou indirectes, ainsi que leurs familles et les communautés touchées. Les premiers programmes ont été mis en œuvre en Ouganda et en République démocratique du Congo. Il s’agit aujourd’hui d’étendre cette action à la République centrafricaine, au Mali, au Kenya, à la Côte d’Ivoire et à la Géorgie.

Volet humanitaire

Un régime punitif qui n’aurait pas ce volet humanitaire pourrait réussir à fonctionner correctement, mais il lui manquerait toujours quelque chose, puisqu’il ne placerait pas les victimes au cœur de l’action de la communauté internationale. Or, il existe malheureusement un écart trop important entre les ressources du fonds, issues des contributions volontaires d’Etats ou de particuliers, et les obligations considérables qui sont les siennes.

Depuis sa fondation en 2002, la CPI a connu des avancées et des reculs dans sa lutte contre la culture de l’impunité. Ni les joies que procurent les premières, ni la frustration suscitée par les seconds ne doivent nous détourner de notre objectif. La lutte permanente pour la justice est l’un des fondements même de la dignité de l’humanité tout entière.

La CPI est une création humaine. En tant que telle, elle doit être soumise à la plus rigoureuse des analyses afin de déterminer si elle s’acquitte comme il se doit de sa mission. Une telle analyse ne devrait pas négliger le rôle très important joué par le Fonds au profit des victimes dans le cadre de ses deux mandats.

Faire reculer les ténèbres de la barbarie

Je suis persuadé que les Etats qui sont réellement en faveur du multilatéralisme au sein de la communauté internationale devraient le prouver en renouvelant leur engagement en faveur du fonds. Renforcer les contributions, c’est garantir l’appui financier nécessaire pour que la CPI montre la voie dans la lutte contre l’impunité et en faveur de la protection des victimes, pour que, porteuse du flambeau de la civilisation, elle fasse reculer les ténèbres de la barbarie.

Le Conseil de direction du fonds nouvellement élu, dont j’ai l’honneur de faire partie aux côtés de la baronne Arminka Helic (Royaume-Uni), Mama Koite Doumbia (Mali), Sheikh Mohammed Belal (Bangladesh) et Gocha Lordkipanidze (Géorgie), s’est fixé comme principal objectif de faire en sorte que le fonds remplisse toutes ses missions. Il y aurait erreur à ne considérer le fonds que d’un œil purement administratif ou opérationnel.

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C’est uniquement en replaçant les ambitions du fonds dans un contexte plus large, où l’on reconnaît que la lutte contre l’impunité n’est possible qu’au sein d’un monde multilatéral, que l’on pourra en garantir l’efficacité. Un monde où tous les Etats et tous les peuples puissent contribuer, en unissant leur expérience et leurs efforts, à un même idéal : réussir à ce que plus jamais aucun crime atroce ne demeure impuni, plus jamais aucune victime de tels crimes ne soit laissée sur le bas-côté. Une vision diamétralement opposée à celle de M. Bolton et de M. Pompeo.

Felipe Michelini (Président du conseil de direction du Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale)

 

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Qu’est-ce que le plan Condor ?
PAR ADRIAN · PUBLIÉ 12/04/2019 

Le plan Condor, ou opération Condor, est un système d’échange d’informations et de collaboration entre les polices secrètes des dictatures d’Amérique du Sud pour la traque, l’arrestation voire l’assassinat d’opposants politiques, notamment communistes, dans les années 1970 et 1980. 

Ces dictatures, pour la plupart militaires, sont idéologiquement de droite et soutenues par les États-Unis. En pleine guerre froide, ceux-ci craignent, par dessus tout, que le communisme s’installe dans les Amériques, continent qu’ils considèrent comme relevant de leur seule sphère d’influence (prétention formalisée par la « Doctrine Monroe » en 1823). Le renversement en 1959 du dictateur cubain Batista, pro-américain, par la guérilla de Fidel Castro (dirigeant Cuba jusqu’en 2008), qui installe un régime pro-communiste à 170 km des côtes américaines, a été vécue comme un traumatisme par l’administration américaine. Les États-Unis, sous l’influence du diplomate et secrétaire d’État (ministre des Affaires étrangères) Henry Kissinger (né en 1923), et la CIA soutiennent ainsi le renversement de fragiles régimes démocratiques par des dictatures militaires (voire le coup d’État de 11 septembre 1973 au Chili par exemple), et appuient leurs systèmes de renseignement.

La lutte se concentre contre la « subversion», c’est-à-dire sur l’idéologie communiste. Plusieurs guérillas marxistes se sont développées sur le continent (le Front sandiniste de libération nationale au Nicaragua, les Forces armées révolutionnaires de Colombie, le Sentier lumineux au Pérou, etc), même si elles subissent, dans les années 1970, un reflux.
 
Ainsi, le 26 novembre 1975, des représentants des services de sécurité de l’Uruguay, de l’Argentine, du Paraguay et de la Bolivie se réunissent à Santiago du Chili, à l’initiative du dictateur de ce pays, le général Augusto Pinochet (de 1973 à 1990), et du chef de la police politique chilienne, la DINA, le colonel Contreras.
 
Le Pérou et l’Équateur rejoignent le système en 1978.

Le système Condor

Ils décident de l’organisation d’un réseau pour le renseignement national, la coordination d’informations, la mutualisation de la traque des opposants et pour l’échange de prisonniers. Une banque de données est mise en place, avec des archives centralisées contenant les antécédents des personnes traquées. Les polices utilisent des moyens de communication modernes, comme le télex, la cryptologie, les téléphones avec inverseurs de voix. Un présidence rotative est mise en place, avec un siège permanent et un secrétariat. 

Condor se divise en trois phases :

La phase 1 : renseignement et coordination pour la collection et l’échange d’informations.

La phase 2 : opérations limitées et attaques d’opposants présents sur le territoire des pays appartenant au système Condor.

La phase 3 : surveillance en vue de l’assassinat d’opposants présents sur le territoire de pays étrangers au plan Condor, notamment les États-Unis, la France et l’Italie.  Les polices politiques des pays du plan Condor n’hésitent pas à avoir recours à des méthodes terroristes : prisons clandestines (comme l’Automotores Orletti à Buenos Aires), torture et assassinat, parfois collectif.

Ils ont parfois recours à des groupes paramilitaires et terroristes, comme l’organisation Triple-A en Argentine. L’appui américain se manifeste, notamment, par l’envoi d’un émissaire du FBI auprès de Condor, l’attaché à l’ambassade de Buenos Aires, Robert Scherrer. Condor doit en outre beaucoup à l’armée française, forte de son expérience de la guerre irrégulière en Algérie (voir le livre et le documentaire de Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française).

Les services de renseignements allemands collaborent aussi avec Condor pour aider à l’espionnage des opposants.  Cependant, les opérations de phase 3, qui mettaient en péril les relations diplomatiques des pays membres du plan Condor avec les pays touchés, sont abandonnées à partir de décembre 1976. En effet, certains assassinats suscitent une émotion internationale, comme celui du militaire chilien légaliste Carlos Prats le 30 septembre 1974 à Buenos Aires, l’attentat raté contre l’opposant chilien Bernardo Leighton le 6 octobre 1975 à Rome (avec le soutien de la CIA), ou l’explosion près de la Maison blanche de la voiture d’Orlando Letellier, ancien ambassadeur du Chili à Washington, le 21 septembre 1976.

Le scandale entraîné par ce dernier assassinat entraîne la dissolution de la DINA et la destitution de Contreras. 

Le plan Condor aurait fait, dans le cadre de la « guerre sale», la campagne de répression en Amérique latine des années 1960 à 1980, des dizaines de milliers de morts et disparus. 

Les mécanismes de ce plan furent révélés à la fin de la dictature paraguayenne grâce au travail de l’ancien détenu politique Marin Almeda : il a découvert l’existence à Asunción de 700 000 documents, soit 4 tonnes d’archives, contenant notamment 574 dossiers sur les partis politiques, 1888 passeports et cartes d’identités, 115 volumes de rapports de police, etc. (Les services de sécurité paraguayens dans le système Condor, 1974-1982).  

À lire :

Gilles Ferragu, En rouge et noir, une génération en guerre civile, dans Histoire du terrorisme Benjamin Offroy, Les services de sécurité paraguayens dans le système Condor, 1974-1982, Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin

Isabelle Vagnoux, Washington et les régimes militaires sud-américains (1964-1989), Revue Vingtième siècle

 

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