Révolution d’octobre à Santiago

Révolution d’octobre

à Santiago

Par Francisca Herrera Crisan , historienne

29 octobre 2019 

Que s’est-il passé pour que le peuple chilien, apparemment anesthésié, se réveille ? Selon l’historienne franco- chilienne Francisca Herrera Crisan, tout est question de mémoires. En quelques phrases, Piñera a réveillé un passé pourtant soigneusement refoulé.

Nous y sommes. La révolution d’octobre se déroule sous nos yeux, minute après minute, depuis maintenant dix jours. Déjà 20 morts, plus de 3 000 détenus, et un pays tout entier mobilisé.

Que s’est-il passé pour que ce peuple, apparemment anesthésié, se réveille ? Quel rôle peut-on attribuer à la mémoire pour expliquer l’explosion sociale dont nous sommes témoins et acteurs ?

L’une des premières mesures prises depuis le retour de la démocratie fut l’établissement de la commission Rettig en mai 1990. La pratique de la disparition est alors formellement reconnue comme un crime. Recueillant des milliers de témoignages révélant les crimes perpétrés pendant la dictature, cette commission «vérité» garantit en retour l’immunité de leurs responsables. La justice est troquée contre une vérité partielle dont le récit est confiné entre les milliers de pages du rapport Rettig. Nous sommes alors en 1991. Après dix-sept ans de dictature et de répression, le fragile processus de transition préfère se tourner vers le futur et la modernisation du pays plutôt que de faire face à ses fantômes. Plus d’une décennie plus tard, la commission Valech reconnaît officiellement la torture et ses victimes. L’impunité des tortionnaires ainsi identifiés est scellée.

 

Ces commissions vérité, dont le travail est aussi inestimable qu’essentiel, ont paradoxalement contribué au confinement de la mémoire douloureuse et traumatique de la répression. Pourtant, parallèlement et malgré un déni général, différentes associations de survivants et proches des victimes de la dictature ont entretenu une mémoire combative dénonçant les violations des droits de l’homme sous la dictature. Les plaques commémoratives, quand elles existent, restent discrètes, presque invisibles à ceux qui ignorent la perpétration du terrorisme d’Etat sous la dictature. Car une grande partie de la population s’en remet à une «mémoire de l’oubli» fabriquée par les institutions et organes officiels de la dictature et croit encore que le coup d’Etat ne fut autre chose qu’une grande geste militaire pour sauver le peuple chilien de la menace du chaos que représentait l’Unité populaire [la coalition des partis de gauche qui a porté Allende à la présidence en septembre 1970, ndlr]. L’ère transitionnelle cristallise la fragmentation de la mémoire et contribue ainsi à une amnésie collective organisée.

Les médias ont joué un rôle essentiel dans ce révisionnisme virulent. S’il est vrai que sur la scène internationale, le général Pinochet est incontestablement reconnu comme un dictateur criminel – et non un «sauveur» -, grâce notamment au précieux travail du juge espagnol Baltasar Garzón, au Chili, en revanche, la période de l’Unité populaire reste extrêmement controversée et la justification du coup d’Etat et de la violente répression qui s’ensuit est monnaie courante. La «campagne de la terreur», amorcée dès les années 60 par le journal El Mercurio, le plus influent du pays à l’époque et jusqu’à ce jour, n’a jamais cessé. Hier contre les mouvements de gauche, aujourd’hui contre toute forme de mobilisation sociale contestant le modèle néolibéral. La culture télévisuelle, entre reality shows, telenovelas et programmes de variété où le misérabilisme côtoie le culte de la superficialité, annihile toute réflexion, tandis que les journaux télévisés alimentent les préoccupations sécuritaires de la population.

«No son 30 pesos, son 30 años !» Mais comment donc un mouvement dont le déclenchement est attribué à des adolescents sautant les tourniquets du métro de Santiago s’est-il choisi un slogan dénonçant un mécontentement de trois décennies ? La mémoire émergente héroïque des «pingüinos» [mouvement étudiant entre 2006 et 2011] est sans équivoque un moteur d’action, constituant une génération exemplaire pour la jeunesse d’aujourd’hui. Leur mobilisation a entraîné la reformulation de l’«intouchable» Constitution de 1980 en matière d’éducation. Le mouvement des pingüinos, largement soutenu par l’ensemble de l’opinion publique à l’époque, constitue une sorte de réservoir moral pour l’actuelle mobilisation, car elle fut victorieuse. Hier collégiens, lycéens, étudiants universitaires déjà endettés, ils sont aujourd’hui des professionnels aux compétences bafouées par des salaires et des conditions de travail précaires. Ils sont devenus parents à leur tour et ignorent tout de la vie de famille, croulant sous les heures supplémentaires pour payer une multitude de crédits afin de couvrir les nécessités familiales : éducation, santé, alimentation, transport, eau, électricité, retraite… le cercle est vicieux. Le modèle n’a pas tenu sa promesse, la distribution des richesses est une chimère, le succès économique du pays vanté par la classe politique et les médias, un leurre. Deux autres slogans très puissants apparaissent dans les mobilisations aujourd’hui, révélant la perméabilité générationnelle des mécanismes de transmission de la mémoire malgré l’imposition de cette amnésie fabriquée au cours de la Transition : «Chile despertó !» («le Chili s’est réveillé !») et «Nos quitaron todo, hasta el miedo» («vous nous avez privés de tout, même de la peur»). Des petits-enfants aux arrière-grands-parents, ce mouvement multigénérationnel et transversal appelle au réveil de la torpeur consumériste et du cauchemar néolibéral engendrés par la terreur, les disparitions et la répression dictatoriale imposée depuis le coup d’Etat de 1973.

La déclaration de «guerre contre un ennemi intérieur puissant et très organisé» affiche l’intention du gouvernement de Piñera de recourir à la répression. Elle repose sur la mise en œuvre d’une triple stratégie : Piñera invoque la mémoire «fabriquée» de chaos social attribué au gouvernement de l’Unité populaire ; il provoque la résurgence de la mémoire traumatique de la répression afin de dissuader et de neutraliser le mouvement ; et, pariant sur l’amnésie collective organisée, il criminalise la mobilisation en mettant l’accent sur des pillages récurrents étrangement tolérés par les forces de l’ordre déployées. Une impression de «déjà-vu» dans l’histoire récente du pays…

Mais cette logique répressive intensifie encore davantage la convergence des mémoires fragmentées de la Transition. Trente ans d’abus, de mensonges et de corruption forgent paradoxalement une sorte de conscience citoyenne. Le retour sur le passé, encore hier décrié, redouté, jugé source de conflits, est aujourd’hui le meilleur moyen de sceller l’unité d’un mouvement qui aspire cette fois plus que jamais, à la cohésion pour formuler un projet commun. Au slogan «No estamos en guerra» («nous ne sommes pas en guerre») répond la chanson El Derecho de Vivir en Paz («le droit de vivre en paix») de Víctor Jara, spontanément convertie en hymne du mouvement. Musicien, dramaturge, professeur et surtout grand humaniste issu des classes populaires, Víctor Jara est érigé en véritable symbole universel. Il a chanté la révolution de l’Unité populaire. A la suite du coup d’Etat, il est détenu, torturé et assassiné par les militaires. Chanter son répertoire aujourd’hui participe plus que jamais d’une forme de justice et de réparation symboliques. Partout résonne l’hymne de l’Unité populaire El Pueblo Unido Jamás Será Vencido du groupe Quilapayún. Et chaque pas de chaque manifestant sur las grandes alamedas («les grandes avenues») nous rappelle le dernier discours de Salvador Allende, aujourd’hui converti en prophétie.

La révolution d’octobre au Chili brise la stratification des couches mémorielles depuis le coup d’Etat et fait converger des mémoires fragmentées, forgeant ainsi les bases de la conscience historique du peuple chilien dans son intégralité. La boîte de Pandore est désormais grande ouverte, laissant s’échapper les fantômes du passé, nous obligeant enfin à les affronter. Dans la douleur, certes, mais aussi dans l’espoir que la boîte a aussi libéré celui d’un peuple qui a rendez-vous avec lui-même.

Francisca Herrera Crisan historienne

Grève générale au Chili. Valparaíso :

Jusqu’à ce que la dignité

devienne une coutume

15.11.2019 – Valparaiso, Chili – 

Le mardi 12 novembre, une grève générale a eu lieu au Chili. Des milliers de personnes défilent avec leurs familles dans différentes villes, prenant part aux différentes manifestations qui ont lieu dans les régions et dans tout le pays pour réclamer justice, éducation, logement, équité, pensions et salaires décents. A Valparaiso, sur la Plaza Sotomayor, les gens marchent de façon ordonnée sur toute l’esplanade avec des panneaux, en criant et en jouant de la musique, pour appuyer leurs justes revendications.

Iris Colil Barra

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