A droite et à gauche, les candidats en lice pour l’élection présidentielle de dimanche 24 novembre se sont engagés à poursuivre les enquêtes pour retrouver les corps des dizaines de disparus durant la dictature militaire de 1975 à 1985.
Par Anne-Dominique Correa (Montevideo, envoyée spéciale)
Publié le 22 novembre 2024 à 14h30
Des portraits de personnes disparues pendant la dernière dictature (1973-1985) en Uruguay lors de la Marche du silence, à Montevideo, le 20 mai 2024. MARIANA GREIF / REUTERS
Le 30 juillet, vers 10 heures du matin, le godet de la pelleteuse s’est mis à vibrer, soulevant un nuage de poussière. Ses dents métalliques venaient de s’accrocher à une épaisse dalle de ciment enfouie quelque 50 centimètres sous terre, à proximité d’un sentier bordé de chênes, dans l’enceinte du Bataillon 14, une base militaire de 408 hectares à 25 km au nord de Montevideo, la capitale de l’Uruguay.
Toute la nuit, armée de truelles en métal et de pinceaux, une équipe de dix archéologues et anthropologues avait délicatement creusé sous la dalle, prenant soin de ne pas endommager des restes osseux qui émergeaient dans la terre noire. Trois jours plus tard, le squelette est finalement apparu, allongé face contre le sol. La présence d’un cal osseux sur une côte a laissé peu de doute : le 24 septembre, les analyses d’ADN ont confirmé qu’il s’agissait du cadavre de Luis Eduardo Arigon, un libraire de 51 ans qui militait pour le Parti communiste opposé à la dictature et s’était cassé la côte avant son arrestation, le 15 juin 1977. Selon les témoignages d’autres détenus, il aurait ensuite été torturé à La Tablada, un hôtel désaffecté utilisé comme centre de détention, jusqu’à sa mort.
Le corps de M. Arigon est désormais le quatrième retrouvé dans le Bataillon 14 depuis le début des fouilles en 2005, ravivant l’espoir de connaître enfin le destin d’au moins 163 disparus durant la violente dictature militaire en Uruguay entre 1975 et 1985 dont le sort reste encore inconnu : car quarante ans après le retour de la démocratie, seules 34 personnes ont pu être identifiées. Parmi celles-ci, 25 se trouvaient en Argentine et une au Chili, arrêtées dans le cadre de l’« opération Condor », un plan de coopération entre les régimes militaires sud-américains visant à éliminer leurs opposants entre 1975 et 1983. A l’approche du second tour de l’élection présidentielle du dimanche 24 novembre, les candidats du Frente Amplio (gauche), Yamandu Orsi, et du parti de droite au pouvoir, le Partido Nacional, Alvaro Delgado, pratiquement à égalité dans les sondages, se sont tous les deux engagés à poursuivre les investigations.
Une veillée funèbre quarante-sept ans plus tard
Pour les familles des disparus, la découverte des corps est « une forme de reconnaissance » envers leurs proches, confie Sabina Arigon, 59 ans, la fille cadette de Luis Arigon, depuis le salon de son domicile dans un petit immeuble au sud de la capitale. Brune comme son père, et coiffée avec la même frange que sur ses photos de jeunesse, elle explique qu’au fil du temps, face à leur absence, « les disparus deviennent en quelque sorte des personnages de fiction ».
Aujourd’hui professeure d’histoire de l’architecture, Sabina Arigon n’avait que 12 ans en juin 1977, quand des hommes en uniforme ont fait irruption au milieu de la nuit dans le domicile familial pour arrêter son père. Par la fenêtre, elle a vu, avec sa sœur de 17 ans, les militaires le forcer à entrer dans une camionnette et charger dans le coffre d’une Fiat blanche des livres « socialistes », volés dans leur bibliothèque. Par la suite, « nous n’avons plus jamais eu de ses nouvelles », témoigne-t-elle.
Des restes humains appartenant à des personnes disparues pendant la dictature militaire uruguayenne de 1973-1985, sur un site d’excavation du 14ᵉ bataillon de l’armée, dans la banlieue de Montevideo, en Uruguay, le 1er août 2024. MARIANA GREIF / REUTERS
Quarante-sept ans plus tard, le 2 octobre, la famille de M. Arigon a enfin pu organiser une veillée funèbre dans le bâtiment central de l’université de la République, qui a mis à disposition ses locaux pour la cérémonie. La salle, parée de drapeaux rouges et de couronnes de fleurs, était si pleine de monde que des centaines de personnes ont dû rester à l’extérieur. « Je me suis sentie réconfortée par l’affection que les gens portaient à mon père », raconte l’enseignante.
« Cimetière clandestin »
Mais les découvertes ne permettent pas de tourner complètement la page de ce sombre chapitre : elles soulèvent aussi de nombreuses questions. Selon les deux rapports officiels élaborés en 2003 et 2005 sur les crimes commis pendant la dictature, les militaires ont assuré que la plupart des personnes portées disparues sur le sol uruguayen avaient été déterrées et incinérées. Leurs cendres auraient ensuite été dispersées dans l’estuaire du Rio de la Plata ou dans la nature.
Les fouilles prouvent le contraire. « Le Bataillon 14 fonctionnait comme cimetière clandestin », assure Alicia Lusiardo, 52 ans, à la tête du Groupe de recherches en anthropologie médico-légale, qui mène les fouilles depuis 2007. « La présence de chaux en abondance a été trouvée dans toutes les fosses des disparus », note la chercheuse. Ce produit accélère la décomposition des tissus mous et aurait « été utilisé pour détruire les cadavres ».
Karina Tassino, 54 ans, membre de l’association Mères et familles de détenus et disparus uruguayens, n’a pas l’ombre d’un doute. « Les militaires ont menti pour dissuader les recherches », s’indigne-t-elle depuis le siège de l’organisation, dans un appartement à quelques rues du palais législatif. Cette comédienne espère toujours retrouver le corps de son père, un fonctionnaire communiste séquestré en 1977. Elle rappelle que les premiers gouvernements civils après la dictature ont refusé de mener des fouilles, malgré les mobilisations annuelles organisées par l’association depuis 1996 pour exiger des nouvelles de leurs proches. « On nous répondait : pas la peine de les chercher, ils ne sont plus ici ! »
« Pacte de silence »
Il aura fallu attendre l’arrivée du premier gouvernement de gauche en 2005, dirigé par Tabaré Vazquez, et issu de la coalition de centre gauche Frente Amplio, pour que l’exécutif exige officiellement l’excavation des bases militaires. Aujourd’hui, malgré le retour de la droite au pouvoir, peu de voix s’élèvent contre ces recherches.
Quel que soit le résultat des élections de dimanche, les enquêtes se heurteront toutefois toujours à un obstacle. « Nous manquons d’informations », regrette Wilder Tayler, directeur de l’Institution nationale des droits humains et du bureau du Défenseur du peuple. Chargé des enquêtes depuis 2019, l’organisme opère sur un ancien site de renseignement et de torture de la dictature. M. Tayler accuse les militaires qui ont participé aux crimes d’avoir fait « un pacte de silence ». En conséquence, son équipe d’enquêteurs doit se baser sur une poignée d’archives, de croquis approximatifs et de témoignages anonymes, qui se révèlent souvent faux ou trompeurs. Un silence qui condamne les anthropologues et archéologues à excaver inlassablement les vastes champs buissonneux du Bataillon 14, par surface de 10 mètres carrés, jusqu’à ce que le godet vibre à nouveau.