Montevideo, 19 heures. La nuit est tombée. Le silence aussi. Un silence magnifique porté par la foule qui descend l’artère principale de la capitale uruguayenne. Personne ne parle, les téléphones sont muets, les visages graves. Tout est calme et recueillement. Parfois, un sanglot jaillit, vite étouffé.
Combien sont-ils, 80 000, 100 000 ? C’est beaucoup pour ce pays d’Amérique latine de 3 millions d’habitants. Personne ne compte vraiment. Certainement pas la police, absente sur le parcours. Seuls sept agents municipaux à vélomoteur sécurisent les carrefours. L’important, c’est que les Uruguayens, jeunes, adultes, vieux, soient là une fois encore, épaule contre épaule, pour donner corps à cette Marche du silence dédiée aux disparus de la dictature militaire (1973-1985), qui fut, rapportée à la population, une des plus dures au monde : 6 500 prisonniers politiques, 122 morts, 197 disparus, torture systématique, rapt de bébés donnés aux familles des militaires et des policiers.
UN PÈRE EXÉCUTÉ, UNE SŒUR TORTURÉE
Chaque 20 mai, depuis vingt-huit ans, le rituel est identique. Le plus dépouillé possible. Derrière une banderole – « Où sont-ils ? Plus jamais de terrorisme d’État » –, les mères et les familles des disparus ouvrent le cortège. Elles tiennent les photos en noir et blanc de leurs fils, fille, frère, sœur, père, mère, mari, épouse. Ni drapeau ni bannière de parti politique ou d’organisation syndicale. Tous égaux pour réclamer la vérité et la justice. « Nous ne nous battons pas pour retrouver nos proches, nous nous battons pour les retrouver tous », lit-on sur un T-shirt.
Même si la marche est organisée par les parents de disparus, même si elle se déroule non pas en juin, mois du coup d’état, mais le jour de l’assassinat par la junte militaire du sénateur Zelmar Michelini, elle appartient à tous ceux qui se battent pour les droits de l’homme. L’universalité est le ciment de ce cortège. De ses rangs jaillit le cri assourdissant du silence. «Où sont-ils ?» Ils sont là lorsqu’à l’appel de leur nom, la foule leur redonne vie. Jorge Martinez. Présent ! Miguel A. Mato, présent ! Otermin Montes de Oca, présent ! Mary Luppi, présente ! Émouvante litanie qui clôt les deux heures de marche. Après l’hymne national chanté puis applaudi de très longues minutes, chacun est rentré chez soi.
La journée fut dense.
Le matin, certains ont planté des marguerites, symboles des disparus.
Cette fleur dont sont arrachés deux pétales, on en trouve partout à Montevideo, sur les pelouses, aux fenêtres, taguées sur le bitume. D’autres ont accroché des calicots au fronton de la mairie, de l’université, de cafés et d’ailleurs. « La mémoire crie. » Rafael Michelini, ancien sénateur de gauche et vice-président de l’Internationale socialiste, est allé se recueillir avec sa famille, comme chaque année, sur la tombe de son père. Avec ses frères et sœurs (ils étaient dix), il œuvre sans relâche à perpétuer la mémoire de cet homme politique uruguayen et, plus largement, celle de toutes les victimes de la dictature. Il en connaît le coût : un père exécuté en 1976, une sœur enlevée, détenue dans un centre clandestin et torturée, une autre incarcérée, son frère et sa sœur en exil. Puis, au milieu de tous, il s’est joint à la marche dont sa famille est à l’initiative en 1996. Vingt ans après la mort de leur père – c’était un temps où on parlait mezza voce de la dictature –, les Michelini ont voulu que cet anniversaire soit l’occasion pour la société civile d’exiger la lumière sur les disparitions. Face au silence des militaires, ils répondent par un autre silence, celui de la dignité des familles. « Il permet que personne ne s’approprie cette marche et, aussi, il évite que nous ne soyons pas d’accord sur les slogans », explique Rafael Michelini.
Ce silence, Macarena Gelman aimerait le briser. « La Marche, je la trouve essentielle, je m’y sens bien, comme protégée, mais j’ai envie de crier. » Cette femme de 47 ans est une enfant volée par la dictature.
Née en prison, autour du 1er novembre 1976, elle été arrachée à quelques semaines à sa mère, qui a ensuite été assassinée, pour être donnée à la famille d’un commissaire de police.
Son grand-père, après des années de recherches, a fini par la retrouver. Elle avait alors 24 ans. « Je suis en colère. Jamais les militaires n’ont montré, un seul instant, le moindre regret. Je ne le supporte plus. Comme je ne supporte plus l’absence d’investigations sur le décès de ma mère. Des gens savent ce qui s’est passé, mais personne ne parle. »
CONSIGNES PLUS TRANCHANTES
Macarena Gelman veut que la société se réveille. Comme Juan, emprisonné un an et demi – «On va à la Marche et puis ? Il est temps de lancer des consignes plus tranchantes. On fait du surplace. » Comme Paloma Soto Macchi, 46 ans. Elle aussi est née en prison sous la dictature. Sa mère, une figure tupamara*, l’a conçue à l’insu des militaires et mise au monde dans le centre de détention où elle était incarcérée. À 10 mois, elle a été confi ée à sa grand-mère. Elle aussi se dit fatiguée des combats qui n’avancent pas.
« Nous sommes dans une situation très grave, avec un parti militaire, membre de la coalition au pouvoir, qui s’applique à effacer la responsabilité de l’État, celle des tortionnaires. Une loi va leur permettre de sortir de prison.
C’est un pas en arrière important. Ils gomment ce que furent la torture, l’effroi, les souffrances. »
Les marcheurs silencieux du 20 mai se disaient-ils que le temps presse, que les mères meurent sans savoir ce qu’il est advenu de leur enfant – elles ne sont plus que trois –, que les responsables de l’horreur demeurent impunis, que malgré la condamnation de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, le gouvernement ne contraint toujours pas l’armée à ouvrir les registres de la dictature ? Contre tout cela et pour la démocratie, des dizaines de milliers d’Uruguayens marchent pour rappeler qu’ils sont toujours là. Ils sont des cailloux dans les bottes des militaires.
VÉRONIQUE BROCARD
* Le Mouvement de libération nationale Tupamaros est un mouvement d’extrême gauche armé dans les années 1960, début 70,