Sur un tortionnaire argentin en France

ACAT

“LA FRANCE NE PEUT ÊTRE UN REFUGE POUR

LES ASSASSINS”

Carlos Loza a été torturé durant la dictature argentine. En tant que survivant, il nous parle de sa lutte pour que justice soit faite pour toutes les victimes. Il combat notamment pour que l’ex-policier Mario Sandoval, résident en France, soit extradé et jugé en Argentine.

Mars 2018

Depuis plusieurs années, l’ACAT se mobilise en faveur de l’extradition par la France de Mario Sandoval vers l’Argentine. Dans l’Hexagone depuis 1985, cet ex-agent de la police argentine est poursuivi pour crimes contre l’humanité commis à l’École supérieure de mécanique de la marine (ESMA) de Buenos Aires, devenu le plus grand centre de détention et de torture clandestin durant la dictature (1976-1983). Il est plus particulièrement mis en cause dans la disparition de l’étudiant Hernán Abriata en octobre 1976. L’étude de la demande d’extradition par la justice française traîne depuis 2012. Dernier acte de cette procédure : le 19 octobre 2017, la Cour d’appel de Versailles a rendu un nouvel avis favorable à l’extradition, mais l’avocat de Mario Sandoval a annoncé qu’il allait « certainement se pourvoir en cassation ». Si in fine, le Premier ministre français décide de valider l’extradition, Mario Sandoval pourra contester la décision devant le Conseil d’État. Pendant ce temps, la mère d’Hernán Abriata, 90 ans, et son épouse réclament justice, tout comme Carlos Loza, qui a été le co-détenu de l’étudiant disparu à l’ESMA. De passage à Paris en octobre dernier pour assister à l’audience qui s’est tenue à Versailles, il nous raconte son combat.

Sous la dictature, vous avez été arrêté en représailles de vos activités syndicales. Vous avez été détenu avec Hernán Abriata…

J’ai été arrêté avec trois de mes camarades, Rodolfo Picheni, Oscar Repossi et Héctor Guelfi, le 16 décembre 1976. J’avais vingt-trois ans. Nous sommes passés par les différents lieux de l’ESMA prévus pour la torture. Il y a eu d’abord le sous-sol, puis le troisième étage, appelé « Capucha », et enfin, celui de la « Capuchita », sous les combles de l’ESMA. Nous avons subi les tortures que tout le monde subissait là-bas. Nous portions en permanence un sac en toile sur la tête, des menottes et des chaînes. À chaque instant ils nous battaient, ils nous menaçaient, et nous ne savions pas si nous serions encore en vie l’instant d’après. Quand nous sommes arrivés sous les combles, une voix nous est parvenue. Elle nous disait : « Je suis prisonnier moi aussi. Vous, vous allez être remis en liberté. » Ces paroles furent le premier événement positif qui nous soit arrivé depuis le début de notre emprisonnement. Nous avons su qu’il s’agissait d’Hernán. Au début, nous étions hésitants. Mais ensuite, nous nous sommes mis à parler davantage, nous nous sommes présentés. Hernán Abriata fut pour nous un exemple. Il s’efforçait de soutenir les personnes emprisonnées avec lui.

Racontez-nous votre engagement en tant que survivant.

Entre les survivants, nous avons un pacte tacite : celui qui s’en est sorti raconte ce qui s’est passé. Notre témoignage est d’abord le fruit d’un engagement pris devant nos camarades à l’aube de leur mort. Les victimes nous ont communiqué  leur identité, ce qui nous a permis de renseigner leurs familles, restées sans nouvelles, sur le lieu de détention de leurs proches, parfois longtemps après les disparitions. Cela sert à prouver les crimes commis. Cependant, toutes les victimes n’ont pas pu être évoquées ; dans certains camps il n’y a eu aucun survivant, ou très peu. L’Association des anciens détenus disparus (AEDD) regroupe les survivants des différents camps de détention qui ont existé en Argentine et cherche à faire la lumière sur cette période en participant aux procès en tant que plaignant, à titre individuel ou collectif.

Où en est la lutte pour la justice ?

Au retour de la démocratie en 1983, seuls les militaires de la junte ont été jugés. Cela a pris fin en 1986, avec le vote des lois dites de l’ « obéissance due » et du « point final », permettant l’impunité, puis les amnisties de bourreaux en 1989. Finalement, en 2001, leur inconstitutionnalité a été établie. Leur dénonciation par le Congrès en 2003 a permis l’ouverture des procès, avec les premières audiences en 2006. Le procès de l’ESMA a débuté par un premier volet en 2007 concernant plusieurs affaires imputées à un seul accusé. Ce dernier est mort peu après, dans sa cellule, empoisonné au cyanure, sans qu’on ait pu le condamner. Puis, un autre procès s’est ouvert concernant 18 accusés et 97 victimes, dont mes camarades et moi. Les bourreaux ont été condamnés. Finalement, le 28 novembre 2012, a commencé le « méga-procès ESMA », avec 54 accusés et 789 victimes. Mon camarade Rodolfo Picheni s’est pendu une semaine après, le 5 décembre. Malgré les années, il n’était pas parvenu à surmonter cette situation d’angoisse et d’abattement. Rodolfo était mon meilleur ami… C’est une mort de plus, dont devront répondre en justice les bourreaux de ce camp de détention. Ce n’est pas fini : il faudra encore que Sandoval soit jugé. Par ailleurs, de nouvelles affaires concernant l’ESMA sont apparues, environ 200. Il s’agit de personnes qui n’avaient pas témoigné auparavant ou des proches qui ont enfin découvert le lieu de détention des victimes, et qui demandent aujourd’hui justice. Ces procès sont l’aboutissement des efforts de notre peuple, de ceux des organisations, des proches, des survivants. J’ai une pensée pour Betty Abriata, la maman d’Hernán. La France ne peut être un refuge pour assassins, ravisseurs et lâches.

Par Anne Boucher, responsable des programmes Amériques à l’ACAT

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