« Le plus long procès de l’histoire
judiciaire argentine »
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Publié le 25/12/2012
par Claude Mary, à Buenos Aires.
BUENOS AIRES 68 accusés seront jugés pour des tortures commises dans les années 1970, durant le procès de l’ancienne École supérieure de mécanique de la marine. Près de 1 000 personnes témoigneront
« Après Nuremberg, je ne crois pas qu’il y ait eu un procès de cette envergure pour crimes de lèse-humanité », a déclaré le juge espagnol Baltasar Garzón, présent aux premières audiences du « méga-procès » qui a commencé le 28 novembre dans la capitale argentine. Dans la salle sécurisée avec vitres blindées, il a fallu réaménager les lieux pour faire place aux 68 accusés ainsi qu’à leurs avocats.
Une autre salle est réservée aux familles de près de 800 victimes qui auront attendu plus de trente-cinq ans pour que les officiers tortionnaires de l’École supérieure de mécanique de la marine (Esma) soient jugés et condamnés. Tous espèrent apprendre dans quelles circonstances ont disparu leurs proches, sous la précédente dictature (1976–1983).
Persécution systématique
Dans l’Argentine du début des années 1970, sous régime dictatorial, avaient surgi plusieurs groupes armés de gauche, y compris péronistes. Le retour d’exil de Juan Domingo Perón, en 1973, coïncidait avec des élections libres. Mais son décès en 1974 laissait la succession à sa femme, Estela Martinez, sans formation politique, et à son secrétaire privé, d’extrême droite, José LópezRega.
Fomenté depuis des mois par les chefs des armées, le coup d’État du 24 mars 1976 va accentuer la répression enclenchée par les escadrons de la Triple A (Alliance anticommuniste argentine). Sous le prétexte de « réorganiser la société », la junte militaire instaure une persécution systématique des opposants.
Une poignée de survivants
Des commandos enlèvent en plein jour ou de nuit des étudiants, des délégués syndicaux, des journalistes ainsi que leurs familles, et les conduisent dans des commissariats, des casernes, où ils sont torturés et reclus dans des conditions infrahumaines.
On estime à environ 30 000 le nombre de disparus, dont 5 000 hommes et femmes séquestrés, puis « disparus » à l’Esma, l’un des plus importants centres clandestins d’extermination, située dans un quartier résidentiel de Buenos Aires.
Ils ne sont aujourd’hui qu’une poignée de survivants. Les autres ont succombé aux sévices ou dans les « transferts », connus aujourd’hui comme les sinistres « vols de la mort ». Après avoir reçu une injection de penthotal, les victimes étaient hissées à bord d’avions ou d’hélicoptères militaires qui survolaient le Rio de la Plata. Les officiers précipitaient alors les corps anesthésiés dans l’immense estuaire, de plus de 100 kilomètres de large.
Pilotes de ligne inculpés
Alors que, depuis 2003, les procès des crimes de la dictature ont repris grâce à la volonté politique du président Nestor Kirchner (décédé en 2010), c’est la première fois que huit pilotes de ces avions sont inculpés. Parmi eux, Julio Poch, Argentin récemment employé en Europe par la compagnie hollandaise Transavia et dénoncé par ses collègues devant lesquels il s’était « vanté » d’avoir jeté des « terroristes de gauche » à la mer.
Sur le banc des accusés, se trouvent également les ex-officiers tortionnaires de l’Esma. Le plus sinistre d’entre eux, Alfredo Astiz, reconnu coupable des disparitions de deux religieuses françaises, Alice Domon et Léonie Duquet, a déjà été condamné par contumace en France en 1990, puis à perpétuité en Argentine, en octobre 2011. Sont aussi inculpés quelques civils comme Juan Aleman, secrétaire d’État à l’économie de la junte, ou encore un médecin qui assistait aux accouchements clandestins à l’Esma.
« C’est un procès exceptionnel puisqu’il rassemble tous les responsables des atrocités commises à l’Esma et tous les témoins. Ce sera le plus long de l’histoire judiciaire argentine », indique l’un des survivants et témoins, Alberto Girondo. Militant de gauche en 1977, il est blessé par balle et séquestré par un « groupe d’action » dirigé par Alfredo Astiz. Torturé à l’Esma, forcé comme d’autres détenus à du « travail esclave » pendant vingt mois, il y apprendra l’assassinat de sa femme, avant d’être libéré en 1979.
« Des histoires de vie »
Comme Alberto, près de 1 000 témoins seront ainsi appelés dans les deux ans à venir. Autant de tragédies qui ont marqué de façon implacable plusieurs générations. « Il ne s’agit pas seulement de résoudre des histoires du passé mais des histoires de vie, encore présentes dans la société argentine », affirme aujourd’hui Martin Fresnada, actuel secrétaire d’État aux droits de l’homme, dont les deux parents sont des « disparus ».
Depuis 2004, l’Esma est un centre mémoriel qui abrite notamment l’Institut Espace pour la mémoire, la promotion et la défense des droits de l’homme.