Ces sud-américains installés en Europe et accusés d’avoir commis des crimes contre l’Humanité pendant les dictatures militaires.

Par Robin D’Angelo , Lucas Chedeville , Caroline Varon

Sandoval a fait carrière pendant 34 ans dans les institutions françaises avant que son passé ne le rattrape. StreetPress retrace l’itinéraire de cet ex-policier, membre des escadrons de la mort argentins pendant la dictature militaire. [Épisode 1/2]

Mario Sandoval ouvre la porte de son appartement cossu de Nogent-sur-Marne à la première sommation. Le 11 décembre 2019, dix gendarmes en tenue d’intervention, dont six du GIGN, viennent cueillir le Franco-Argentin de 66 ans. Cela fait un mois qu’il est sous discrète surveillance. Le dispositif est léger car la justice estime que les risques de fuites sont faibles. Depuis le début de la matinée, le colonel Eric Emeraux a positionné ses hommes autour du bel immeuble qui borde le bois de Vincennes. À 14 heures, un appel du procureur général. Le Conseil d’État vient de valider l’extradition. Emeraux et ses hommes grimpent au premier étage de l’immeuble, armes à la main, et toquent à la porte de l’appartement. Pas besoin d’utiliser le bélier. « Il y avait une forme d’abattement sur le visage de Sandoval quand il nous a vu arriver, décrit le colonel Eric Emeraux, retraité depuis août dernier de l’Office central français de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH). Je pense qu’il savait que c’était fini. »

Cinq jours plus tard, le 16 décembre, Sandoval est filmé par la télévision argentine à l’aéroport de Buenos Aires, menotté et le visage fermé, sous bonne garde de la Police Fédérale. L’ancien policier va enfin répondre à une accusation de crime commis pendant la dictature militaire. La fin d’une imposture qui dure depuis 34 ans, entre la France et l’Argentine.

L’enlèvement de Hernan Abriata

Une autre arrestation mène Mario Sandoval devant la justice. Ou plutôt un enlèvement. Le 30 octobre 1976 dans la nuit de Buenos Aires, un escadron de la mort fait sauter à l’explosif la porte d’entrée de la maison de Betty et Carlos Abriata. Surnommée patota, la brigade secrète est composée de militaires et de policiers. Ils sont chargés d’enlever et de conduire dans des centres de détention clandestins les « subversifs ». En fait, tous ceux désignés par le général Videla, le chef de la Junte au pouvoir, comme susceptibles de porter atteinte à la « sécurité nationale ». Opposants politiques, étudiants, artistes, journalistes, ecclésiastiques, syndicalistes, militants associatifs… La répression fera 30.000 disparus et 15.000 fusillés en 7 ans et dix mois. Un « génocide politique », selon les organisations de défense des droits de l’Homme.

Cette nuit-là, la patota cherche Hernan Abriata, un étudiant en architecture de 24 ans. Il compte parmi les cadres de la Jeunesse Universitaire Péroniste (JUP), une organisation de gauche. Il aime les Beatles et fait du bénévolat dans un bidonville. Il est aussi sympathisant des Montoneros, une organisation clandestine qui prône la lutte armée contre la dictature. À travers leurs mégaphones, la quinzaine d’agents en civil hurle aux habitants endormis de sortir de leur maison, les mains en l’air. Ils la fouillent de fond en comble. Mais Hernan Arbiata n’est pas là. Depuis peu, il s’est installé chez Monica Dittmar, la femme qu’il vient d’épouser. Son père est forcé de les y conduire. « Pour un contrôle de routine », lui ment le policier qui semble diriger l’opération. « Inspecteur Sandoval », se présente-t-il devant quatre membres de la famille. Sa suffisance et sa silhouette, sculptée par ses vêtements rembourrés, lui donnent plus que ses 23 ans.

Dans l’autre appartement, sa proie est bien là. « Sandoval, de Coordinacion Federal », répète-t-il à Monica Dittmar, l’épouse de Hernan, en lui tendant sa carte verte de policier. Les hommes en arme recouvrent la tête de la jeune femme avec une cagoule puis la plaquent contre un mur. Dans l’autre pièce, son mari est interrogé avant d’être embarqué. En repartant, l’escadron met l’appartement à sac. Leurs maquettes d’architectures sont renversées. Leur matériel de camping – le hobby du couple – est dérobé, en plus de leurs liquidités. « Sandoval est revenu pour me donner la montre de Hernan, se souvient Monica Dittmar, les yeux embués, par webcam interposée. Et il m’a dit : “Comme ça, tu ne pourras pas dire que nous sommes des voleurs” » Elle ne reverra plus jamais son mari.

Hernan Abriata était un étudiant en architecture de 24 ans. Il a été embarqué en octobre 1976 par Sandoval et n’a plus jamais été retrouvé

Hernan Abriata est emmené à la ESMA, l’Ecole de Mécanique de la Marine. Pendant les huit années de Junte, ce bâtiment militaire du centre de Buenos Aires est transformé en camp de concentration. 5.000 « subversifs » y sont internés. Seulement 500 en ressortent vivants. Parmi eux, Carlos Loza, un jeune docker, membre du Parti communiste. Après avoir été torturé pendant plusieurs jours, il est traîné dans les combles du bâtiment, où croupissent six autres personnes. L’un d’eux, Jorge Mendé, est battu à mort sous leurs yeux, par les geôliers. Quand les violences cessent et qu’ils sont seuls, les captifs trouvent parfois la force d’échanger quelques mots. Hernan Abriata décline son identité et implore les autres de prévenir sa famille. Il leur explique aussi qu’ils seront libérés parce que leur capuche est grise, alors que la sienne est noire. « Ces mots qu’il a prononcés étaient la seule chose que nous avions, témoigne Loza, au bout du fil. Là-bas, il n’y avait rien qui ne puisse te permettre de penser qu’ils n’allaient pas te tuer. »

Après 21 jours de détention, Loza est abandonné sur une route de campagne, avec trois autres compagnons tuméfiés. Hernan Abriata ne sera jamais retrouvé. Comme beaucoup de disparus de la ESMA, il a peut-être été jeté vivant dans l’océan Atlantique, du haut d’un avion militaire, groggy par l’injection d’un anesthésiant. Le 7 novembre 1976, soit une semaine après le rapt, Sandoval est, lui, félicité par sa hiérarchie. Ses états de service indiquent qu’il vient de réaliser « un acte remarquable dans le cadre d’action de répression de la subversion ».

Toutefois, en déclinant son identité devant 5 témoins, le policier a commis une erreur. Trois jours après l’enlèvement, la famille Abriata dépose plainte devant un juge, en le désignant comme l’un des membres de l’escadron. Le magistrat prononce sans surprise un non-lieu, comme pour toutes les affaires de ce type pendant la dictature. Mais voilà le nom de Sandoval inscrit à jamais dans les archives de la justice…

Les dents creuses de la Sorbonne

32 ans plus tard, l’affaire est exhumée. La justice argentine s’apprête à ouvrir le quatrième volet de l’enquête sur les crimes commis à la ESMA – comprenant la disparition de Hernan Abriata. Peu avant, la journaliste Nora Veiras est informée de l’implication d’un certain Mario Sandoval dans l’enlèvement. Le 16 mars 2008, dans le quotidien Pagina 12, elle publie une enquête faisant le lien entre le policier incriminé et un professeur de la Sorbonne. La nouvelle est à peine croyable. Le présumé tortionnaire serait passé des cachots de la ESMA aux amphithéâtres de la prestigieuse université parisienne.

A-t-il bénéficié de complicités ? En tout cas, l’ancien policier n’est pas un fugitif lorsqu’il émigre à Paris, en 1986. À l’époque, des lois d’amnistie empêchent toute poursuite contre les exécutants de la répression (elles ne seront abrogées qu’en 2003 par le président Nestor Kirchner). Son installation en France se fait même en bonne intelligence avec les autorités de son pays d’origine. À son départ d’Argentine, la police fédérale l’autorise à partir à l’étranger pour dix ans, afin d’effectuer « des études de sciences politiques ». En 1996, il renouvelle sa demande, ajoutant cette fois qu’il s’apprête à acquérir la nationalité française. C’est chose faite un an plus tard. Sandoval, qui touche une retraite du ministère de l’Intérieur argentin, est même promu au titre honorifique de sous-commissaire en 1999, avant d’être nommé en 2001 « conseiller extérieur ad hoc et ad honorem en Affaires nationales et internationales ». Le curieux exilé cache aussi un autre secret. Il a traversé l’océan Atlantique avec sa femme, leur fils et sa fille. Mais cette dernière, issue d’une première union, vit en France avec lui sans le consentement de sa mère, qui porte plainte pour « enlèvement ». En 1987, l’Argentine initie une procédure d’extradition. Déjà. L’affaire est finalement réglée à l’amiable deux ans plus tard.

À Paris, Mario Sandoval ne vit pas comme les autres exilés argentins, qui ont trouvé refuge par milliers dans la capitale et sa banlieue. Il s’installe dans le quartier petit-bourgeois de Daumesnil, quand beaucoup éprouvent des difficultés financières. Il débute sa nouvelle vie professionnelle en tant que consultant pour une société de sécurité, puis pour une petite entreprise d’import-export de matériel pour les forces armées. Le fruit de son expérience dans les patotas, peut-être. Il se recycle ensuite dans l’enseignement supérieur, en se présentant comme un expert en sécurité internationale. Des établissements de seconde zone d’abord, aux consonances militaires, puis des universités prestigieuses. Pourtant, ses références semblent bien hasardeuses. Sur le CV qu’il remet à une faculté en 1995, la mention « n’existe pas » biffe une partie des diplômes qu’il indique avoir obtenus… Son parcours pose la question d’éventuelles complicités. Il met surtout en lumière une succession de négligences, peu flatteuses pour le monde académique. « Sa présentation en complet-cravate était impeccable, se souvient Bernard Sitt, le premier à lui avoir confié un poste régulier de chargé de cours à l’université de Paris-Est-Marne-la-Vallée (UPEM) en 1994, dans le cadre d’un DESS Maîtrise des armements. Je m’étais aperçu pendant l’entretien d’embauche qu’il n’avait pas d’expérience dans les spécialités couvertes par le DESS. Mais lui arguait qu’il pourrait m’être utile pour conduire des séances de travaux dirigés. Ce que j’ai accepté de lui confier. » Et qu’importe si son CV mentionne qu’il a été fonctionnaire du ministère de l’Intérieur argentin, de 1972 à 1985…

Quelques années plus tard, il approche Carlos Quenan, Argentin comme lui et professeur de l’Institut des Hautes Etudes d’Amérique Latine (IHEAL). L’établissement dépend de la Sorbonne, le Graal pour un ambitieux qui rêve d’une carrière professorale. « Il avait déjà enseigné à Marne-la-Vallée et a soumis sa candidature comme n’importe qui, se dédouane Quenan, désigné par ses pairs comme le responsable de son embauche. On a souvent besoin de chargés de cours pour terminer les programmes. » L’actuel ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, alors directeur de l’institut, paraphe son contrat en 1999, sans sourciller. Cette fois, Sandoval a veillé à enlever son passage dans la police de son CV. Il faut dire que l’IHEAL s’est illustré dans les années 1970 en accueillant des universitaires Sud-américains, persécutés dans leur pays pour leurs idées de gauche. Avec son air martial et ses costumes sombres, il se fond dans le paysage. Tant bien que mal. L’historien Olivier Compagnon demande à Jean-Michel Blanquer de le révoquer du cours qu’ils dirigent ensemble sur le Venezuela. « Il enseignait uniquement des considérations très militaires, du genre le nombre de mines à la frontière entre le Venezuela et la Colombie… se hérisse-t-il. Ce n’était pas du tout ce qu’attendaient les élèves, plus intéressés par l’expérience Chavez, qui paraissait renouveler la gauche latino-américaine. » Un autre jour, une étudiante – fille d’exilés chiliens – alerte le corps professoral, après un cours complaisant de l’étrange professeur sur le Plan Condor, un accord secret entre les dictatures latinos-américaines pour exterminer les opposants.

L’IHEAL – qui dépend de la Sorbonne et était dirigé à l’époque par Jean-Michel Blanquer – a accueilli Mario Sandoval comme chargé de cours. Mais l’imposteur n’hésite pas à gonfler son CV.

Surtout, certains commencent à se demander s’ils n’ont pas affaire à un imposteur. Il se présente comme professeur à La Sorbonne. Il est en réalité un chargé de cours. Son CV mentionne des dizaines d’universités où il aurait enseigné pendant les années 1990. Beaucoup sont des établissements privés connus de lui seul, aux acronymes rivalisant de prétention. Et dès qu’on lui demande de produire un texte de niveau universitaire, le masque tombe. « Je me souviens de lui parce que le texte qu’il m’avait rendu était terriblement médiocre, grince un professeur émérite d’une grande université, qui le publia dans sa revue malgré tout. Il faisait partie de ce prolétariat universitaire dont on se sert pour boucher les trous. » L’imposture ne dure qu’un temps. Au début des années 2000, le professeur George Lomné s’oppose à sa candidature à un poste de Maître de conférences associé à Marne-la-Vallée. « La rubrique “Études” de son CV m’a paru de la plus grande confusion, s’explique-t-il. Sandoval me semblait être un fonctionnaire de police exilé s’inventant – par on ne sait quel miracle – spécialiste en géostratégie. » À l’IHEAL, la nouvelle présidente Polymnia Zagefka lui refuse l’organisation d’un colloque. « Ce qu’il proposait n’avait aucune espèce de valeur scientifique, se souvient-elle. Il n’avait invité aucun chercheur, mais seulement des militaires, pour la plupart colombiens ». Un bon prétexte aussi pour ne pas renouveler son contrat. L’aventure se termine dans les insultes et les claquements de portes.

Le marigot de l’intelligence économique

Malgré tout, Mario Sandoval a de nombreux atouts. Sa confiance d’abord, qui confine parfois à l’arrogance. Besogneux, il ne rechigne pas devant les tâches ingrates. Les kilomètres de billets, bardés de notes de bas de page, qu’il publie sur son blog, attestent de son esprit méticuleux. À l’image de son apparence rigide, que lui confèrent ses costumes trois-pièces. C’est aussi un homme de réseau efficace, insistant au point de suivre un conférencier dont il veut récupérer la carte de visite, jusque dans une rame de métro.

Mis sur la touche à l’université, il toque à la porte d’une connaissance, Philippe Clerc. Les deux hommes se sont croisés à la fin des années 90, dans les couloirs de l’université privée Léonard de Vinci, où ils interviennent épisodiquement, en tant qu’orateurs. Sandoval cherche un emploi. Il a bien sollicité son ancien directeur à l’IHEAL, Jean-Michel Blanquer, alors recteur de l’académie de Guyane, mais ce dernier n’avait qu’un poste à Saint-Laurent du Maroni à lui soumettre, prétend Sandoval. Clerc est séduit par sa personnalité « inspirante », et plébiscite ses textes « d’une grande qualité scientifique », là où les universitaires s’accordent sur leur médiocrité. Il l’embauche à l’ACFCI, aujourd’hui la CCI France, une institution semi-publique chargée de promouvoir les chambres de commerces. Sandoval l’assiste au département d’Intelligence économique. Cette discipline aux contours flous attire aussi bien d’anciens hauts-fonctionnaires de police que d’auto-proclamés spécialistes aux références douteuses. Un marigot taillé sur-mesure. Ici, son CV ponctué de fautes d’orthographe, et de publications scientifiques invérifiables, ne suscite aucune d’interrogation. Et personne ne s’intéresse de trop près à son passé.

Philippe Clerc embauche Sandoval à l’ACFCI, aujourd’hui la CCI France, une institution semi-publique chargée de promouvoir les chambres de commerces, au département d’Intelligence économique

Sandoval fait son trou. Des Seychelles à Haïti, en passant par Trinidad-et-Tobago, son carnet d’adresse s’épaissit, au fur et à mesure des colloques que l’ACFCI organise. Dans la roue de Clerc, il peut se targuer de travailler avec Alain Juillet, fugace directeur du renseignement à la DGSE de 2002 à 2003, devenu Haut responsable chargé de l’intelligence économique auprès du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. En contrepartie, il apporte ses propres contacts, comme au sein de l’Organisation des Etats d’Amérique (OEA), où il a réussi à s’inviter comme consultant en sécurité, grâce à son CV d’universitaire. Toutefois, ces trocs de cartes de visite s’apparentent à une partie poker-menteur et Sandoval, parfois trop insistant, suscite encore une fois la méfiance. « Avec lui, c’était toujours une danse prudente, se souvient Carol Fuller, son interlocutrice à l’OEA. Mon adjoint m’avait dit de faire attention car il essaierait de m’utiliser dans le but de se promouvoir lui-même et ses associations. » Sandoval semble aussi exagérer sa proximité avec ses prestigieux contacts. Il organise la venue de Fuller à Paris, où elle rencontre des hauts-responsables militaires et policiers. Par l’entremise du Franco-Argentin, croit-elle.

Renseignement pris, aucune des huiles présentes ce jour-là n’a le souvenir d’avoir été contacté par Sandoval, ni même de l’avoir rencontré, à l’instar d’Emile Perez, le chef du SCTIP, le Service de coopération technique internationale de police. « À cette époque, quelqu’un qui avait la volonté de rentrer dans le milieu de l’Intelligence économique pouvait passer pour brillant alors qu’il était médiocre, juge Alain Juillet, qui participa à une quinzaine de réunions avec lui. C’est totalement le cas de Sandoval. » Qu’importe. L’imposteur emmagasine de l’influence, tout en se construisant une image d’expert. Sa vie personnelle se mêle à sa vie professionnelle. Sa nouvelle concubine, une discrète fonctionnaire du Quai d’Orsay, avec qu’il partage l’appartement cossu de Nogent-sur-Marne, intègre l’association d’intelligence économique qu’il a monté avec Philippe Clerc, et devient conférencière à leurs colloques.

Mais Sandoval compartimente aussi sa vie. « C’est un homme tellement secret que je ne peux pas dire que c’est un ami », estime Clerc, qui travailla avec lui pendant presque six ans. Son collaborateur Amath Soumaré, patron de SOPEL International, une association spécialisée dans l’intelligence économique, est l’un des rares à avoir été reçu chez Sandoval. « Je ne savais même pas qu’il avait vécu en Argentine, jure-t-il depuis le Sénégal, où il réside une partie de l’année. Il ne parlait jamais de son passé, ni de ses idées politiques. »

Pourtant, Mario Sandoval n’a pas abandonné la politique. Dans le plus grand secret, il étend discrètement son réseau jusqu’en Colombie, où il se rapproche de criminels de guerre…

Par Robin D’Angelo , Lucas Chedeville , Caroline Varon

Des paramilitaires en Colombie aux nostalgiques de Pinochet, Mario Sandoval met ses réseaux au service de l’extrême droite sud-américaine. Mais travaille-t-il pour la diplomatie française, comme il le prétend ? [Épisode 2/2]

Le 23 juillet 2001, à Santa Fé de Ralito, un hameau perdu dans la campagne colombienne. Dans un ranch, une soixantaine d’invités prend place sur des chaises en plastique, face à une estrade. Il y a l’électricité, des tables en bois et les téléphones mobiles captent, une chose impensable dans cette région rurale. La réunion est un peu particulière. Elle regroupe des chefs paramilitaires, des hommes politiques et des entrepreneurs. En toute clandestinité.

Une internationale noire

À cette époque, la Colombie est ravagée par la guerre civile. Elle oppose les Farc – une guérilla d’inspiration marxiste – à l’armée régulière, suppléée clandestinement par des milices anti-communistes. Le pays devient le terrain de jeu de l’extrême droite latino-américaine qui se presse aux côtés des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC), la principale organisation paramilitaire. Comme dans l’Argentine de Videla, il s’agit d’exterminer « les subversifs ». Des journalistes de gauche, des militants des droits humains, des hommes politiques… Et surtout des paysans, massacrés par centaine s’ils ne prêtent pas allégeance.

À Ralito, cinq chefs des AUC, parmi lesquels Salvatore Mancuso, le dirigeant de la milice, ont convié leurs soutiens politiques afin d’élaborer une stratégie pour « refonder la patrie ». Parmi eux, Mario Sandoval. Devant l’auditoire, il donne une conférence de deux heures, où son titre de « professeur de la Sorbonne » fait son effet. « À cette époque, l’objectif des AUC étaient d’être reconnus comme un mouvement politique légitime, et non plus comme des terroristes, précise, sous couvert d’anonymat, un participant à la réunion clandestine. Sandoval nous indiquait les forces politiques en présence en Europe, et les mouvements vers lesquels nous pourrions nous tourner pour trouver des appuis. » Comment a-t-il atterri ici ? Juan Rubbini, un Argentin désigné comme l’entremetteur entre les AUC et Sandoval, n’a pas répondu à nos demandes d’interview. Une chose est sûre, l’intervention de Ralito ne sera pas la seule. En 2002, date à laquelle il n’est pas encore recherché par l’Argentine, Sandoval est invité à donner une conférence à l’Ecole de Guerre de Buenos Aires. Son colloque est brutalement interrompu par l’auditoire lorsque qu’il présente deux de ses invités comme des membres des AUC. Joint par StreetPress, un autre compagnon de route de la milice se souvient avoir assisté à une réunion en petit comité avec lui, dans un hôtel de Bogota, en 2004. À leurs côtés ce jour-là, Jose Miguel Narvaez, un chef des services secrets colombiens proche des paramilitaires, qui purge actuellement 26 ans de prison pour avoir commandité le meurtre d’un journaliste.

Séparatistes en Bolivie, militaires en Colombie, Junte chilienne… Sandoval utilise ses réseaux français pour s’improviser VRP des extrêmes droites sud-américaines. En 2006, alors que la Colombie est dirigée le président Alvaro Uribe, soutenu par les miliciens, il emmène Philippe Clerc à Bogota et Carthagène. Leur mission : former des officiers aux questions de sécurité économique dans le cadre de leurs combats contre les Farc. « Sandoval était vraiment connu, assure Clerc, à qui les forces armées colombiennes remettent une médaille à l’issue du séjour. Dès qu’il est entré dans la pièce, le patron de la Marine est allé le saluer. Puis après un séminaire, un chef de l’État Major est venu en personne au dîner pour le remercier. » La même année, Sandoval organise, toujours pour le compte de l’ACFCI, un colloque à l’Université Bernardo O’Higgins, au Chili. Ce petit établissement a été fondé au sortir de la dictature par Julio Canessa Robert, l’un des bras droit de Pinochet. Parmi les intervenants, Alain Juillet (ex-responsable à la DGSE) ou encore la consule de France à Santiago. Mais aussi l’ONG Verdad Colombiana, relai de la propagande des AUC.

Sandoval utilise ses réseaux français pour s’improviser VRP des extrêmes droites sud-américaines. En 2006, il organise un colloque au Chili dans un établissement fondé par l’un des bras droit de Pinochet. Parmi les intervenants, Alain Juillet

Au retour, Philippe Clerc a rendez-vous au Quai d’Orsay, afin de rendre compte du voyage. Sandoval l’accompagne. Avec son propre agenda, semble-t-il. Il profite de l’occasion pour plaider la cause de séparatistes boliviens d’extrême droite qui cherchent à renverser le président de gauche Evo Morales. « Cela m’avait désagréablement surpris, se souvient le diplomate qui reçoit les deux comparses. J’avais l’impression que cet homme appartenait à une internationale d’extrême droite et qu’il essayait de chercher mon appui. » En 2007, les réseaux occultes de Sandoval se télescopent avec sa vie en France. Reprenant des déclarations parues dans la presse colombienne, Le Monde Diplomatique se fait l’écho de son compagnonnage avec les AUC. Le vernis se craquelle. Le Quai d’Orsay alerte l’ACFCI, devenue CCI France, en leur demandant de se séparer de leur encombrant collaborateur. Le diplomate à l’origine du rapport complète :

Au service de la France ?

Pour la première fois, Sandoval est démasqué. Et comme toujours, pour sauver la face, il se présente sous un nouveau jour. Après Mario Sandoval professeur, et Mario Sandoval consultant en Intelligence économique, le voilà désormais… agent secret. À ses collaborateurs de la CCI, il explique être victime d’un complot. Des ennemis « lui cherchent des poux dans la tête » parce qu’il participe secrètement aux opérations pour libérer d’Ingrid Betancourt, au nom du Quai d’Orsay. Nous sommes en 2007 et le cas de la franco-colombienne, séquestrée par les Farc depuis près de 5 ans, est désespéré. L’agent secret Mario Sandoval aurait été missionné par la France, jusque dans la jungle, pour ramener des preuves de vie de l’otage. Au lendemain de sa libération, à l’été 2008, il propose même à Philippe Clerc de l’accompagner à un déjeuner privé, à l’invitation d’Ingrid Betancourt, qui souhaite le remercier pour les services rendus. Mais Clerc décline la proposition. De son côté, Ingrid Betancourt, sollicitée par l’intermédiaire de son agent littéraire, dément avoir jamais rencontré le supposé négociateur, semant le doute sur l’existence d’un tel déjeuner…

A-t-il encore menti ? Au Quai d’Orsay, on est catégorique. « Tout cela est la pure invention de M. Sandoval », tance Noël Saez, l’émissaire français auprès des Farc et du gouvernement colombien, de 2003 à 2008. « Si ce monsieur argentin avait été impliqué, on m’en aurait parlé », renchérit Jean-Pierre Gontard, l’autre émissaire suisse en charge du dossier. Parmi la dizaine de diplomates contactés, dont Jean-David Levitte, en charge de la cellule Betancourt auprès du Premier ministre Dominique de Villepin, ou encore Pierre-Henri Guignard, qui pilota en 2003 l’opération ratée, dite du « 14 juillet », aucun n’a croisé la route de Mario Sandoval. Pas plus que Daniel Parfait, ambassadeur de France à Bogota de 2000 à 2004 et beau-frère d’Ingrid Betancourt, ni son successeur Jean-Pierre Marlaud.

Un homme cependant se souvient de l’épisode : Johan Obdola. Cet ancien policier des stups vénézuéliennes, exilé au Canada depuis 1996, a connu Mario Sandoval sur le réseau social Linkedin, avec qui il échange des informations sur le monde du renseignement. Un jour de 2007, quelques mois après avoir fait connaissance, son correspondant lui propose de participer aux négociations avec les Farc pour libérer Betancourt, dit-il. Mais Obdola, ne donne pas suite. « Pour moi, il était inconcevable de négocier avec les Farc, fulmine ce fervent anti-Chavez. Ce ne sont que des criminels. » Et puis, qui irait demander à l’un de ses contacts Linkedin, sans jamais l’avoir rencontré en chair et en os, de travailler avec lui sur une affaire d’Etat ? L’anecdote accrédite l’idée que Sandoval a peut-être caressé le rêve de ramener l’otage. Mais ses démarches pourraient relever de la simple entreprise individuelle, menée par un homme aveuglé par son ambition. « Partout dans le monde, des gens prétendent avoir été déterminants dans l’affaire Betancourt, ironise avec amertume Daniel Parfait, le beau-frère d’Ingrid. Vous trouverez même des esquimaux et des Japonais. »

Un réseau bienveillant

L’addition de ces rumeurs a une conséquence perverse. La construction d’une légende noire. Un jour, un professeur de la Sorbonne affirme qu’un de ses collègues a croisé Mario Sandoval, armes à la main, dans le maquis colombien. Une autre fois, un exilé argentin est persuadé de l’avoir vu à la télévision, accompagnant Nicolas Sarkozy, le soir de son investiture en 2007. La presse embraye, faisant du tortionnaire un conseiller du président de la République, ou racontant son périple dans la jungle, bardas sur le dos, pour ramener Ingrid Betancourt. Un parfum de scandale d’Etat.

Sandoval peut compter sur la bienveillance de certaines de ses connaissances, aux convictions solidement ancrées à droite. En 2008, il attaque en diffamation huit sites web qui reprennent l’enquête de Pagina 12 sur son passé en Argentine. Bien qu’il vive en région parisienne, il porte plainte auprès du tribunal d’Auxerre où une de ses fréquentations, le magistrat Charles Prats, vient de passer trois ans comme juge d’instruction. Ce dernier lui recommande des avocats et retrouve des listes de présumés tortionnaires, où figurent d’autres Sandoval. « Cela accréditait la thèse qu’il nous avait expliquée à tous, à savoir une homonymie », se justifie Prats, également représentant de l’APM, un syndicat dirigé par l’eurodéputé RN Jean Paul-Garraud. Le petit milieu de l’intelligence économique le soutient, même sous le feu d’accusations de crimes contre l’Humanité. En marge du procès en diffamation, qui se tient en 2012 et se solde par un non-lieu, Alain Juillet dénonce « un lynchage médiatique ». « Je ne dis pas qu’il n’est pas coupable, nuance aujourd’hui le fugace responsable à la DGSE, devenu consultant pour RT, la chaîne de ré-information du Kremlin. Mais je me pose la question de son niveau de responsabilité. Il y a une différence entre torturer des gens et les jeter d’un hélicoptère, et être planton devant une caserne. » Quant à Philippe Clerc, il continue à faire travailler Mario Sandoval jusqu’en 2012. D’autres attendent encore plus longtemps avant de rompre, comme Eric Denécé, un expert en sécurité, relais en France de la propagande de Bachar el-Assad ou de Vladimir Poutine. « Que ce soit en Argentine ou pendant la guerre d’Espagne, on a toujours indéniablement grossi les atrocités commises par l’extrême droite par rapport à celles de l’extrême gauche », estime celui qui en 2015 essayait de monter une formation en intelligence économique avec Mario Sandoval.

Les états de services de Sandoval au sein de la police argentine sont pourtant accablants. Ils dessinent le portrait d’un jeune fonctionnaire zélé, soucieux de gravir les échelons, avec l’uniforme dans le sang. Dès ses treize ans, alors qu’il est encore écolier, il travaille au service du courrier de la police fédérale, à Buenos Aires. Un petit boulot que lui a dégotté son père Juan Pedro, lui-même policier. À 17 ans, il en intègre les rangs, avant d’être nommé sous-inspecteur, à 22 ans. Nous sommes en 1975 et la milice de la Triple A, appuyée tacitement par les forces de l’ordre, a déjà exterminé 1.500 opposants, annonçant le génocide politique à venir. Il sera déclenché par le général Videla, au lendemain de son putsch du 24 mars 1976. Cette année-là, Sandoval suit des cours de « lutte contre la subversion » et rejoint le bureau des Affaires politiques au sein de la Superintendencia de Seguridad Federal, parfois appelé Coordinacion Federal. Aux côtés de la Marine, cette brigade sera le bras armé de la répression dans la capitale argentine. Ses supérieurs le qualifient d’« élément d’exception » et il reçoit la note de 10/10 à chacune de ses évaluations annuelles. Puis en 1983, quelques mois avant que la Junte ne remette le pouvoir aux civils, Sandoval prend sa retraite de la police avec le grade d’Inspecteur honoraire, à 30 ans.

Les états de services de Sandoval au sein de la police argentine dessinent le portrait d’un jeune fonctionnaire zélé, soucieux de gravir les échelons. Il reçoit la note de 10/10 à chacune de ses évaluations annuelles 

Un marathon judiciaire

Sa carrière de policier épouse trait pour trait l’appareil répressif, mis en place à Buenos Aires. Pour autant, a-t-il commis des crimes ? « Ceux qui contrôlaient l’Etat se sont assurés que les actions illégales commises par la police et l’armée, soient menées clandestinement, rappelle Sol Hourcade, avocate du Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS), organisme de défense des droits humains. La plupart des preuves les impliquant – dossiers, documentation, corps – ont été dissimulées. » Et dans les couloirs de la ESMA, ou lorsqu’ils raflent la nuit, les membres des patotas veillent à ne s’appeler que par leurs surnoms, afin de ne pas être connus de leurs victimes. Sur des photos, des survivants de la ESMA identifient Sandoval comme le dénommé Churrasco – « beau-gosse » en argot argentin, à cause de sa tenue toujours impeccable – membre de la GT 3.3.2, l’une des escadrons de la mort. « C’était un type très bizarre qui faisait du renseignement, un type très instruit par rapport aux autres de la ESMA et très dangereux », dit de lui le survivant Alfredo Buzzalino, dans sa déposition devant la justice argentine :

Le surnom de Churrasco revient dans une quinzaine de témoignages relatant des enlèvements, des interrogatoires mais aussi des tortures. Pas suffisant. Dans la demande d’extradition de 2012 du juge argentin Sergio Torres, l’acte d’accusation contre Mario Sandoval porte sur des crimes commis sur 595 individus. La justice française ne retient que le cas de Hernan Abriata, documenté avec précision dès 1976, grâce aux témoins de son enlèvement et de sa séquestration à la ESMA. Autre obstruction cependant, le crime dont on accuse Sandoval est prescrit, estime sa défense. Sophie Thonon, l’avocate de l’Etat argentin en France, parvient à le faire requalifier en « crime continu ». Car à ce jour, ni la victime Hernan Abriata, ni son corps n’ont réapparu. Le crime de séquestration continue ainsi de se perpétrer. « Cette décision fait désormais jurisprudence en matière d’extradition », indique l’avocate, déjà impliquée dans les extraditions de Jorge Olivera et Ricardo Cavallo, deux militaires argentins, condamnés pour crimes contre l’Humanité.

De son côté Sandoval nie. Tout en s’adonnant à des provocations. Dans des billets de blog, il qualifie les associations mémorielles argentines « d’organisations criminelles ». Il prend la défense des tortionnaires déjà condamnés, dans sa bouche « des prisonniers politiques » ou des « victimes de persécutions ». Il dénonce les « mal nommés crimes contre l’Humanité » commis à une époque où « la Nation argentine était menacée et agressée par de groupes terroristes ». À la cour d’appel de Versailles, il débarque accompagné de gardes du corps. L’un est armé et demande à pénétrer dans l’enceinte du tribunal avec son pistolet. Dans son sillage, il a embarqué ses deux fils – l’un est réserviste dans l’armée française – et sa fille. Ensemble, ils ont fondé le Comité d’aide et solidarité avec les Prisonniers Politiques en Argentine (CASPPA), une association loi 1901.

Au total, la procédure judiciaire dure huit ans. Sandoval utilise tous les recours. « Deux fois la cour d’appel, deux fois la Cour de cassation, deux fois le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat, la Cour européenne des droits de l’Homme… » égrène Sophie Thonon. Ses frais d’avocat sont évalués à 60.000 euros. Où a-t-il trouvé cet argent, lui qui n’a pas de ressources connues depuis 2012 ? Un mystère… Beaucoup d’autres restent à éclaircir. Pourquoi a-t-il choisi Paris en 1986 ? A-t-il bénéficié d’un soutien d’autres tortionnaires ? Quels étaient ses liens avec l’armée colombienne ? Peut-il prouver sa prétendue implication dans l’affaire Betancourt ?

Pour obtenir des réponses, nous l’avons contacté, à la prison de Campo de Mayo, à Buenos Aires. Un coup de téléphone organisé par l’un de ses amis argentins. Au bout du fil, une voix sereine. Presque amusée. Qui s’exprime dans un Français courtois. « Je préfère ne pas faire d’interview pour le moment parce que je voudrais au préalable connaître votre avis à mon sujet, répond Mario Sandoval. Mais une fois votre article publié, je pourrais apporter mon éclairage. » Son procès est annoncé pour 2021.

Par Ana Álvarez , Ter Garcia

Trois décennies après la chute de la dernière dictature latino-américaine, 60 personnes accusées de crimes contre l’humanité commis en Argentine, en Uruguay et au Guatemala sont toujours en cavale. Certaines séjournent en Europe.

Le 14 décembre 1989, jour de fête au Chili. Le général Augusto Pinochet cède le pouvoir au démocrate-chrétien Patricio Aylwin, premier président démocratiquement élu après la dictature militaire. Mais il faudra attendre encore huit ans, en 1998, pour que les tribunaux du pays abrogent les lois d’amnistie. Votées pendant la dictature, elles empêchent de juger les personnes accusées d’avoir commis des crimes contre l’Humanité.

Entre le 11 septembre 1973 ( date du coup d’État de Pinochet et de l’assassinat de Salvador Allende) et le 10 mars 1978, 28.459 victimes de torture et 3.227 personnes tuées ou disparues ont été officiellement recensées par la commission « Vérité et Réconciliation », au lendemain des années de plomb. Depuis, plusieurs centaines de militaires et de partisans du régime de Pinochet ont été condamnés pour crimes contre l’humanité.

D’autres pays d’Amérique latine cherchent encore aujourd’hui, des décennies plus tard, les responsables des centaines de morts liées aux dictatures militaires. Interpol dénombre des dizaines de fugitifs, accusés d’avoir commis des crimes contre l’Humanité. Toutes sont originaires de trois pays : le Guatemala, l’Uruguay et, surtout, l’Argentine.

Le Guatemala et l’affaire Creompaz

565 corps sans vie, pieds et mains liés, répartis dans 84 fosses communes. Les premières informations sur l’un des plus grands massacres d’Amérique latine, commis en 1982 au Guatemala, n’ont commencé à ressurgir qu’en l’an 2000. Dans la municipalité de Plan de Sánchez à Baja Verapaz, plusieurs victimes témoignent des atrocités perpétuées par des militaires et paramilitaires des Patrouilles d’autodéfense civile (PAC), et indiquent la zone militaire 21 comme le lieu où les victimes sont enterrées. Le terrain, est actuellement occupé par le Centre régional de formation des opérateurs de maintien de la paix (Creompaz), un corps de l’armée guatémaltèque. Mais ce n’est seulement que douze ans plus tard, en 2012, que la Fondation guatémaltèque d’anthropologie médico-légale (FAFG) vérifie les informations. Elle procède à 14 exhumations. 500 dépouilles, dont celles 90 enfants, sont retrouvées. La plupart montrent des traces de torture.

À ce jour, au moins sept personnes impliquées dans le massacre sont toujours en cavale. Interpol a émis une notice rouge demandant leur arrestation. Parmi elles : Edgar Justino Ovalle Maldonado, fondateur du Front de Convergence Nationale (FCN-Nacion), organisation née en 2008 et formée par des vétérans du conflit armé, réunis au sein de l’Association des vétérans militaires guatémaltèques (AVEMILGUA). La formation a été au pouvoir au Guatemala entre 2016 et 2020 sous la présidence de Jimmy Morales, actuellement visé par une enquête pour financement illégal. Un autre des fugitifs impliqué dans l’affaire Creompaz est Luis Felipe Miranda Trejo, qui était lui aussi membre du gouvernement guatémaltèque, sous la présidence d’Efraín Ríos Montt, déjà condamné pour génocide.

Six autres Guatémaltèques accusés de crimes contre l’humanité figurent par les fugitifs recherchés par Interpol. « Aucun d’eux n’a pu être capturé, ils sont tous en cavale et en attente de jugement », a confirmé à El Salto Mario Polanco, le représentant de l’organisation guatémaltèque des droits de l’Homme, Grupo de Apoyo Mutuo (GAM), fondée il y a 36 ans pour dénoncer les crimes commis pendant la guerre au Guatemala.

Un autre de ces fugitifs est José Manuel Castañeda Aparicio. Cet ancien militaire est impliqué dans les disparitions des syndicalistes paysans Francisco Guerrero López, Jacobo López Ac et Rodolfo López Quej, en janvier 1983 dans le village de Tampo. Castañeda a été arrêté en novembre 2013. Acquitté un an plus tard, le GAM a fait appel de ce jugement. « Mais depuis, il s’est échappé, explique Polanco. Un nouveau mandat d’arrêt a été émis. » Sa fille, Sofia Castañeda, surnommée « La petite sirène », est une trafiquante de drogue bien connue, condamnée pour association de malfaiteurs. « Cela montre les liens entre ceux qui ont promu la violence par le passé et ceux qui font aujourd’hui partie du crime organisé, explique M. Polanco. Il ne fait aucun doute que ces militaires en fuite sont protégés par le trafic de drogue actuel. »

L’Uruguay et le plan Cóndor

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De juin 1973, date à laquelle le président de l’époque, Juan María Bordaberry, a organisé un coup d’État contre lui-même, jusqu’au retour de la démocratie en 1985, 175 cas de disparitions forcées ont été recensés en Uruguay par le rapport de la Commission de paix.

Au cours de ces douze années, le pays était un des piliers du plan Condor. Cet accord secret entre les dictatures latino-américaines, appuyé par les États-Unis, a facilité l’espionnage, la répression et l’assassinat de dissidents politiques. Trois citoyens uruguayens font actuellement l’objet d’une notice rouge émise par Interpol. Deux d’entre eux, Eduardo Ferro et Pedro Antonio Mato Narbondo, sont liés au Plan Condor.

Ferro fait actuellement l’objet d’une enquête de la justice uruguayenne pour des disparitions, dont celle du communiste Óscar Tassino. Arrêté en septembre 2017 dans un hôtel de Madrid puis envoyé en détention provisoire, il a malgré tout été libéré avant que l’Espagne approuve son extradition vers l’Uruguay. Depuis, il est reparti en cavale.

Pedro Antonio Mato Narbondo, de son côté, a été condamné, mais par la justice italienne. Il compte parmi les 13 officiers militaires uruguayens qui, en juillet 2019, ont été condamnés par la Cour d’appel de Rome. Le premier procès, qui s’est tenu il y a 21 ans, avait abouti à l’acquittement de la plupart des accusés en raison du délai de prescription. Fugitif depuis 2013, Mato fait également l’objet d’une enquête de la justice uruguayenne pour le meurtre en 1972 de Luis Batalla, un ouvrier du bâtiment et membre du Parti démocrate-chrétien. Batalla a été arrêté le 21 mai 1972 et rendu à sa famille quatre jours plus tard, sans vie et le foie éclaté par les coups. Mato, surnommé « la Brute » et diplômé de l’École des Amériques, aurait fui au Brésil. Quand il a appris qu’il allait être arrêté, il a franchi les quelques mètres qui séparaient sa résidence d’alors, à Rivera au Nord de l’Uruguya, de la ville brésilienne de Santana do Livramento.
Hermes Tarigo Giordano, le troisième fugitif uruguayen, est accusé du meurtre de l’étudiant Gerardo Alter, en août 1973. Mais lorsqu’il a été appelé à comparaître en 2011 par la justice uruguayenne, il ne s’est pas présenté pour cause de voyage en Europe. Depuis, il est sous le coup d’un mandat d’arrêt.

L’Argentine, pays qui compte le plus de fugitifs

Infographie en espagnol. Pour des raisons techniques, StreetPress n’a pas pu en assurer la traduction

Mais l’Argentine est le pays qui compte le plus grand nombre de personnes recherchées pour des crimes contre l’humanité, commis pendant la dictature militaire. Actuellement, 16 Argentins sont recherchés par Interpol. 28 autres, qui ne figurent pas sur les avis de recherche de la police internationale, sont dans le viseur des tribunaux nationaux et des organisations de défense des droits de l’Homme. Ils comptent parmi les présumés criminels qui ont fui le pays à partir de 2003, et l’abrogation des lois d’amnisties dites du « Point final » et de l’« Obéissance due ». Comme en Espagne avec la loi d’amnistie concernant les crimes commis pendant le franquisme, la nouvelle démocratie en Argentine a empêché pendant des années, le procès des criminels qui ont décimé l’opposition politique. Jusqu’à ce que les juges osent appliquer la législation internationale à laquelle le pays avait adhéré.

La première grande étape a été le procès des juntes militaires, dans lequel a été reconnue l’existence d’un plan systématique d’enlèvement, de torture, d’assassinat et de disparition de personnes. Cependant, après plusieurs procès qui ont vu défiler des centaines de militaires, Guillermo Torremare, président de l’Assemblée Permanente des Droits de l’Homme (APDH), rappelle que les forces armées ont fait pression sur le gouvernement de Raúl Alfonsín, qui a adopté en 1986 la loi « Point final » et l’année suivante la loi sur l‘« Obéissance due ». « Au-delà de leurs aspects techniques, ces deux lois ont mis en place l’impunité pour les oppresseurs qui étaient dans la ligne de mire du pouvoir judiciaire », explique l’avocat de plusieurs familles de disparues. « Le gouvernement démocratique qui a suivi, dirigé par Carlos Menem, a achevé le processus en ordonnant deux décrets de grâce qui ont entraîné la libération des quelques militaires importants qui étaient encore en détention. En raison de la gravité de leurs actes, ils n’avaient pas été inclus dans les lois bénéfiques précédentes ».

L’une des bénéficiaires de ces grâces est Beatriz Arenaza, qui figure parmi les notices rouges d’Interpol, malgré son arrestation en Espagne en 2016. L’Audiencia Nacional de Madrid a rejeté son extradition. « Pendant les 18 années d’impunité légale en vigueur, le territoire argentin a été une véritable planque pour les oppresseurs responsables du génocide, poursuit M. Torremare. Personne ne pensait à quitter le pays parce que ce n’était pas nécessaire. Seuls quelques-uns qui avaient des procès lancés à l’étranger en raison de l’application du principe de juridiction internationale ne pouvaient pas quitter le pays »,

Les lois sur l’impunité et les grâces ont été annulées en 2003, sous le gouvernement de Néstor Kirchner, et la justice argentine a pu reprendre les procès pour les crimes commis pendant la dictature. C’est alors que la course pour quitter le pays a commencé. « Il a fallu et il faut encore mener un dur combat, policier avant tout, pour les chercher et les trouver. Puis judiciaire et diplomatique, pour obtenir l’extradition, explique l’avocat. Dans cette lutte, la justice n’a pas toujours triomphé. Elle n’a pas triomphé en raison de la difficulté pour les localiser, mais aussi en raison des obstacles juridiques pour permettre la détention et l’extradition. »

« La non-application pure et simple des normes du droit international des droits de l’Homme, en particulier du Statut de Rome, par certains pays qui cachent les assassins, ajoutée à l’inexistence de certaines qualifications pénales spécifiques a joué contre l’objectif d’un rapatriement rapide des personnes accusées de crimes contre l’humanité. » Guillermo Torremare ajoute que les relations de complicité tissées pendant l’exercice du pouvoir ont facilité leur refuge hors d’Argentine.

L’avocat de l’APDHA cite l’Italie comme exemple de pays qui ont fait obstacle à l’extradition, en raison d’une différence entre les infractions pénales reconnues par sa législation et celles en vigueur en Argentine. L’Italie a été la destination choisie par Carlos Luis Malatto. En Sicile, il a été trouvé en 2019 par un journaliste de La Repubblica. Malatto, qui a été lieutenant-colonel et a travaillé au 22e régiment d’infanterie de la province de San Juan de Tucumán, compte parmi ses victimes la top-modèle Franco-Argentine et militante Marie Anne Erize. Ainsi que le militaire Jorge Bonil, le recteur d’université Juan Carlos Cámpora, et le chef du parti communiste de San Juan, Ángel José Alberto Carvajal. Malgré cela, en 2014, l’Italie a rejeté son extradition parce que l’infraction pénale pour laquelle l’Argentine le réclamait n’existait pas dans le Code pénal italien. La plus proche répondait à un délai de prescription de deux ans.

Ce sont les organisations italiennes de défense des droits de l’Homme, Progetto Diritti (« Projet de Droits ») à Rome, et l’association 24 marzo (« 24 mars ») qui ont réussi à mettre en échec l’ex-militaire, l’accusant cette fois d’homicide avec préméditation, une infraction pénale qui n’est pas soumise à la prescription en Italie. Malatto est en cours d’extradition vers l’Argentine depuis 2016.

Humberto Romero Tello a aujourd’hui 96 ans. Ou il les aurait eu, s’il était encore en vie, ce qui n’est pas sûr à 100 %. Tello, un ancien membre de l’armée argentine, est certainement le responsable de crimes contre l’humanité le plus âgé recherché par la justice argentine. Il est accusé d’avoir participé à des enlèvements, des meurtres et des tortures d’opposants politiques qui ont eu lieu dans la province de Mendoza. Crimes pour lesquels la justice argentine le recherche, dans le pays et à l’étranger, depuis décembre 2012, offrant même une récompense de 100.000 pesos argentins pour toute information sur sa localisation. Malgré tout, il n’a pas été retrouvé et il s’agit de la personne la plus âgée parmi les 7.306 notices rouges d’Interpol.

La province de Mendoza, où Tello a commis ses crimes, se distingue comme l’une des zones où le plus grand nombre d’accusés ont échappé à la justice, juste derrière Buenos Aires. À Humberto Tello s’ajoutent neuf autres personnes, la plupart accusées de crimes commis alors qu’elles étaient membres du 144ème département de renseignement, situé dans la ville de San Rafael. Parmi ces autres noms figure celui du religieux Franco Revérberi Boschi, 83 ans et installé à Parme (Italie). Revérberi était un aumônier auxiliaire de l’escadron d’exploration Montaña VIII de San Rafael. Lors du grand procès qui a eu lieu dans cette province en 2010 pour les crimes commis par la dictature, cinq victimes ont raconté que Revérberi avait été témoin des séances de torture qu’elles avaient subies dans le centre de détention de la Casa Departamental. L’Italie a déjà refusé en 2013 l’extradition du curé de la paroisse, qui poursuit actuellement son travail religieux.